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IV. LE MONDE MODERNE
 
1. La Révolution française abolit les sanctions pénales

En France, suite à la Révolution de 1789, l'Assemblée Constituante adopte en 1791 le nouveau code pénal et supprime les relations entre personnes de même sexe de la liste des délits, tout comme le blasphème, la magie ou le sacrilège. Une tendance confirmée par la promulgation du Code Napoléon en 1810. C'est le Duc de Cambacérès (1753-1824), un amateur de garçons plutôt flamboyant proclamé deuxième Consul par Napoléon, qui rédige les nouveaux codes civil et pénal. Napoléon est pleinement conscient de l'orientation affective de son second. Bien que son complice et protecteur , Napoléon lui conseillera tout de même de s'afficher avec une femme pour faire cesser les railleries à son sujet. Mais en France, l'absence de poursuites au niveau légal n'implique pas pour autant une plus grande acceptation morale des relations entre hommes, qui restent extrêmement mal jugées par la bourgeoisie, les autorités religieuses et par la population, qui a déjà derrière elle plusieurs siècles de conditionnement homophobe.

Cambacérès
(1753-1824)
Si l'Autriche de l'Empereur Joseph II a aboli la peine de mort pour sodomie en 1787, une loi héritée du Saint-Empire Germanique, la peine reste la prison à vie avec travaux forcés jusqu'en 1852. En 1813, la Bavière suit l'influence du Code Napoléon, et sur les recommandations du juriste Anselm von Feuerbach, (à ne pas confondre avec son homonyme le peintre (1829-1880)) dépénalise les relations entre personnes de même sexe. L'état de Hanovre l'imite en 1840. Mais en 1851, la Prusse, le plus puissant Etat d'Allemagne, introduit le §143 du code pénal qui punit de prison "la débauche contre nature", à savoir la sodomie. Une année plus tard, l'Autriche criminalise les relations sexuelles entre femmes, mais réduit par la même occasion les peines frappant les relations entre hommes. En Angleterre, sous le règne de la Reine Victoria, la peine de mort est abolie en 1861 et transformée en prison à vie, jusqu'au "Labouchère Amendment" de 1885 qui punit la "gross indecency" (grossière indécence) de 2 ans de travaux forcés.
Avec l'essor de la Révolution industrielle et la migration croissante de la population vers les villes, des changements interviennent dans les structures sociales. Libérés des contraintes familiales de la vie de rurale, de plus de plus d'hommes profitent l'anonymat des cités pour jouir de leurs pulsions homosexuelles, même si celles-ci doivent se vivre dans la clandestinité. Car la loi sanctionne durement les "écarts" et le monde bourgeois impose une morale stricte, basée sur la famille et une séparation nette des rôles masculins et féminins. L'économie et l'éthique bourgeoise n'ont qu'un mot d'ordre: produire et reproduire.
2. Suisse: Heinrich Hössli, pionnier du mouvement de libération homophile
Dans la Suisse du XIXe siècle, la plupart des cantons alémaniques punissent les relations entre personnes de même sexe de peines allant de un à quatre ans de prison. Toutefois, grâce à l'influence du Code Napoléon, elles ne sont pas poursuivies pénalement dans les cantons de Genève, Vaud, et Valais, ainsi qu'au Tessin. L'avènement de la Suisse moderne et la Constitution de 1848 ne changent pas la donne et laissent les cantons libres de légiférer en matière de droit pénal. Il faudra attendre le Code Pénal fédéral de 1942 pour que les relations entre personnes de même sexe ne soient plus punissables de prison à l'échelon national.
Heinrich Hössli
C'est le Glaronnais Heinrich Hössli (1784-1864) qui peut être considéré comme étant à l'origine du mouvement de libération de l'amour entre hommes en Suisse et en Allemagne. Décorateur d'intérieur, chapelier et grand couturier respecté dans le monde de la mode féminine en Suisse, homme d'affaire à succès, marié et père de deux enfants, Hössli publie en 1836 à Glaris le premier volume d'Eros, die Männerliebe der Griechen (L'amour entre hommes chez les Grecs), un ouvrage qui retrace l'Histoire de l'amour entre hommes dans les domaines de l'éducation, la littérature et la législation, de la Grèce antique au début du XIXe siècle, en passant par les pays islamiques. On y trouve aussi une liste d'hommes célèbres aimant les hommes. Dans la préface, Hössli écrit: "Ton silence ou ta parole décidera à présent de ta propre destinée d'homme et, punition ou bénédiction, te guidera jusqu'au delà de la vie. Ecris, bon Dieu! Ou sois jugé, et accablé de remords pour l'éternité." Les mots de Hössli sont le reflet de l'opprobre social et juridique qui recouvre les relations entre personnes de même sexe en Suisse centrale à cette époque, et témoignent du courage qu'il fallait pour oser se pencher sur ce thème. Hössli publiera le second tome de son livre à Saint-Gall deux ans plus tard, les autorités de Glaris lui déniant le droit de le publier sur leur sol. Il mourra avant de pouvoir achever le troisième volume de son oeuvre. L'ouvrage de Hössli est révolutionnaire dans la mesure où il est le premier livre de l'époque moderne à défendre sans détour l'amour entre hommes et à retracer quelques aspects de l'histoire sciemment oubliés ou falsifiés par d'autres. Et également parce qu'il va avoir un impact considérable sur l'autre grand précurseur du mouvement de libération homophile, l'allemand Karl Heinrich Ulrichs.
3. Karl Heinrich Ulrichs: le premier coming out de l'époque moderne

Influencé par l'ouvrage de Hössli, Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895), juriste et assesseur au tribunal du royaume de Hanovre, publie en 1864 sous le pseudonyme de Numa Numantius Recherches sur l'énigme de l'amour entre hommes. Dans son ouvrage, il invente le terme d'"uranisme" (qui tire sa racine de "Ourania", l'autre nom de la déesse Aphrodite, mentionné dans le discours de Pansanias dans le Banquet de Platon) Ulrichs nomme "Urninge" ("uraniens" ou "uranistes" en français) les hommes qui aiment les hommes, "Dioninge" les personnes qui aiment le sexe opposé, et "Urninden" les femmes qui aiment les femmes. Il considère ces personnes comme faisant partie d'un "troisième sexe", et avance la théorie de l'âme féminine dans un corps masculin, et réciproquement.



Karl Heinrich Ulrichs
En 1866, la Prusse de Bismarck (1815-1898) et de Guillaume Ier envahit et annexe le royaume de Hanovre. Au service du royaume, Ulrichs est accusé d'activités subversives et emprisonné. Ses écrits sont saisis. Bismarck avait des vues bien précises sur les relations entre hommes: si l'on acceptait la sexualité entre mâles, des problèmes d'autorité et de hiérarchie pouvaient surgir, mettant en péril l'armée, l'administration, la justice et la police.
Le 29 août 1867, un mois après sa sortie de prison, Ulrichs récolte un peu d'argent auprès de certains de ses amis uraniens pour entreprendre le voyage à Munich, où se déroule alors la conférence annuelle des juristes allemands. Durant son discours, il est raillé lorsqu'il affirme que l'uranisme devrait être toléré socialement plutôt que condamné. C'est le premier "coming-out" en tant qu'acte politique, la première fois dans le monde moderne où un homosexuel s'affirmant comme tel prend la parole en public afin de réclamer la liberté sexuelle et amoureuse. Ses collègues le conspuent et l'empêchent de finir son discours. C'est le scandale: Ulrichs est forcé de se retirer. Pour ne pas perdre son honneur, il participe tout de même à la réception qui clôt la conférence, même si la plupart de ses collègues l'évitent et ne lui adressent pas la parole. Ulrichs est forcé de quitter Munich et se réfugie à Würzburg, où il continue de publier, sous son vrai nom cette fois, la suite de ses Recherches. En 1868, dans Gladius Furens, il relate l'incident de Munich et publie la totalité de son discours. Quelques années plus tard, autour de 1870, il tente de fonder une revue uranienne du nom de Prométhée, mais il échoue par manque de soutien. Il quitte l'Allemagne en 1880 pour l'Italie où il finira ses jours.
Deux ans après le scandale de Ulrichs à Munich, Karl Marx envoie à Engels le livre de Ulrichs. Engels lui répond dans une lettre du 22 juin 1869: "Les pédérastes commencent à découvrir qu'ils sont un groupe puissant dans notre Etat. Ce qui leur manque est une organisation, mais elle a l'air d'exister déjà, bien qu'elle soit cachée. Et puisqu'ils peuvent compter sur l'appui de nombreuses personnalités, dans les anciens comme dans les nouveaux partis, leur victoire semble assurée. 'Guerre aux cons, paix aux trous-du-cul' dira-t-on dorénavant. C'est encore une chance que nous soyons personnellement trop vieux pour avoir à craindre de payer un tribut de notre corps à la victoire de ce parti. Mais la jeune génération! Soit dit en passant, il n'y qu'en Allemagne qu'un type pareil (Ulrichs) peut se manifester, transformer la cochonnerie en théorie", écrit-il, avant de conclure en affirmant que "nous autres, pauvres amateurs de femmes, nous aurons à passer un mauvais moment."
Friedrich Engels
Dans l'un de ses derniers livres, De l'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat (1884), Engels se prononce sur l'homosexualité des Grecs: "Ils s'enfoncèrent dans la répugnante pédérastie et avilirent leurs dieux non moins qu'eux-mêmes avec le mythe de Ganymède."
4. L'assassinat psychiatrique de Louis II de Bavière

En 1864, le roi Louis II de Bavière (1845-1886) monte sur le trône à l'âge de 19 ans. Dès l'adolescence, il découvre son attirance pour les hommes et en est traumatisé. Ses Carnets secrets n'ont été publiés qu'en 1986, cent ans après sa mort. Fiancé à Sophie d'Autriche, la sœur de l'Impératrice Sissi, il ne supporte pas l'idée du mariage et demande aux médecins un certificat d'inaptitude. Toute sa vie, pris d'épouvantables remords, il lutte contre la masturbation et ses penchants affectifs.

Louis II de Bavière
Il quitte Sophie d'Autriche après s'être épris de son bel écuyer Richard Horning - une rencontre majeure dans sa vie - qu'il nommera son secrétaire particulier et emmènera partout avec lui en voyage. L'idylle durera 16 ans, avant que Horning se marie et se voie chassé. Louis II s'éprend alors d'un jeune officier, le baron de Varicourt, puis d'un acteur. Il a des relations régulières avec ses valets, qu'il fait parfois battre lorsqu'ils le délaissent. Louis II n'aime ni la chasse, ni la politique ni la guerre. Il évite ses conseillers, préférant la compagnie de ses domestiques aux affaires du royaume. Personnalité tourmentée, constamment en état de dépression, il invite des hôtes imaginaires à sa table: Louis XIV, Louis XV ou Marie-Antoinette. Angoissé, il boit souvent du champagne toute la nuit, il organise des séjours dans son chalet de montagne avec de jeunes paysans, ou se fait donner des représentations de théâtre dans une salle vide. Il fait construire ses fabuleux palais de Neuschwanstein et Linderhof (qui inspireront notamment Walt Disney), et de Herrenschiemsee, pastiche de Versailles. Il raffole de décoration intérieure et des arts. Sa passion pour la musique est développée. Il apprécie tout particulièrement Wagner, à qui il écrit des lettres passionnées (on recense plus de 600 lettres entre les deux hommes).
Impuissant, Louis II assiste à l'ascension de la Prusse de Bismarck et à l'annexion du royaume de Bavière dans le nouveau Reich allemand. En 1869, ce qui est à présent la Confédération d'Allemagne du Nord adopte le §152, qui reprend le texte du §143 du code prussien. Louis II a des raisons d'être dépité: en sus d'être classées "déviantes" par l'ordre moral, ses pratiques sont à présent illégales et punissables de prison. En 1871, au terme de la Guerre Franco-Allemande, l'Empire Allemand est proclamé à Versailles. Le §152 du code pénal allemand est remplacé par le §175 du code du nouveau Reich.
Au mois de juin de 1886, une conspiration établit un rapport médical sur l'état mental de sa Majesté le Roi Louis II de Bavière afin de pouvoir l'interner. Le rapport ne fait aucune allusion à son homosexualité, même si son faible pour les hommes est connu dans tout le royaume. Quatre jours après la rédaction du rapport, le gouvernement bavarois le dépose en invoquant sa folie. Louis II est interné, et l'on appointe le régent, son oncle, alors que Othon Ier, le frère cadet de Louis II, est officiellement Roi de Bavière. Othon était déjà enfermé pour folie et homosexualité - on lui connaît des agressions à l'encontre de ses serviteurs, comme son frère, et des déclarations pornographiques. Le lendemain de son internement, Louis II se suicide par noyade. Selon Thomas Szasz, l'apôtre de l'anti-psychiatrie, l'internement de Louis II a été "le premier assassinat psychiatrique commis avec succès et au grand jour sur un personnage important."