regards sur l'amour entre hommes > de l'âge d'or de weimar aux persecutions nazies
VIII. DE L'ÂGE D'OR DE WEIMAR
         AUX PERSECUTIONS NAZIES
 
1. L'espoir brisé de la Révolution bolchevique

En Russie, la Révolution bolchevique a radicalement modifié le climat politique et social. Les actes homosexuels sont dépénalisés par Lénine le 12 décembre 1917, avec la promulgation du nouveau code pénal révolutionnaire. Le Docteur Grigori Batkis, directeur de l'Institut d'hygiène social de Moscou et membre de la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle, publie en 1923 La Révolution Sexuelle, ouvrage dans lequel il proclame "l'absolue non-ingérence de l'Etat et de la société dans les affaires sexuelles." Influencé par le travail de Hirschfeld, Vladimir Nabokov, le père de l'écrivain auteur du sulfureux roman Lolita, qui était hétérosexuel, avait quant à lui lancé au tournant du siècle une campagne pour dépénaliser l'homosexualité en Russie. Pressentait-il que son deuxième fils, Sergej Nabokov (1900-1945), allait être envoyé, non par les Russes, mais par les Nazis, en camp de concentration pour cause d'homosexualité en 1943, et qu'il y mourra d'épuisement en 1945?

L'arrivée au pouvoir de Staline ôtera tout espoir de succès à ces recommandations. Dès janvier 1934, sans base légale, sous prétexte de combattre un "produit de la décadence bourgeoise" et la "perversion fasciste", le dictateur procède à des purges homosexuelles, puis instaure l'article 121 du code pénal le 7 mars 1934, punissant les actes homosexuels de 5 ans de prison, une sanction soutenue publiquement par l'écrivain Maxim Gorki. En même temps, Staline protégera toujours quelques personnalités utiles à son régime, comme Sergei Eisenstein, le plus grand cinéaste russe, qui n'a jamais été inquiété pour son homosexualité. Il faut dire aussi qu'il la refoulait plus qu'il ne l'exprimait, ne l'exprimant que dans ses dessins ou de façon voilée dans certaines scènes marquantes de ses films. En 1929 à Berlin, il visite pendant de longues heures l'Institut Hirschfeld, par "scrupule scientifique". Au sujet de l'homosexualité, il dira à sa biographe Marie Seton "qu'à tous égards l'homosexualité est une régression".

Aux cœurs de Verlaine et de Rimbaud


L'Amour qui n'ose pas dire son nom
dessins de Sergei Eisenstein
Il faut attendre un décret du Président Boris Eltsine le 27 mai 1993 pour que l'article 121 du code pénal instauré par Staline soit aboli et que soit rétablie la légalité des relations entre personnes de même sexe en Russie.
2. L'émancipation homosexuelle en Allemagne

La guerre de 1914-1918 a redessiné la carte de l'Europe et a provoqué de profonds bouleversements sociaux dans la plupart des nations européennes. Avec la dissolution de l'Empire austro-hongrois, et en Allemagne la naissance de République de Weimar en 1919, s'ouvre une nouvelle ère politique et sociale en Europe centrale.

En Allemagne, au lendemain de la guerre, le socialiste allemand Kurt Hiller, qui deviendra le bras droit de Magnus Hirschfeld, décrit les homosexuels comme une minorité qui mérite la protection des autorités au même titre que les minorités ethniques, que le Président américain et fondateur de la Société des Nations Wilson s'engage à protéger.
C'est sous l'impulsion de Magnus Hirschfeld que va renaître le mouvement de libération homosexuelle. A cette époque, le cinématographe est un moyen d'expression nouveau. Hirschfeld profite de l'air du temps et se lance dans la production du premier film traitant de l'amour entre hommes, ou plutôt du "problème homosexuel". Le 24 mai 1919, Anders als die Andern (Différent des autres) sort à Berlin, réalisé par Richard Oswald, avec l'acteur Conrad Veidt et Magnus Hirschfeld lui-même. Le personnage interprété par Veidt rencontre un maître chanteur qui le séduit avant de le ruiner.
Anders als die Anderen (1919)
Il est envoyé en prison où il a la vision d'une procession de rois, de savants et de philosophes persécutés pour des questions de mœurs qui défilent avec une bannière où est inscrit "§175". Hirschfeld conclut le film par un discours en faveur des personnes du troisième sexe. Anders als die Andern est interdit de projection à Munich, Stuttgart, ainsi qu'à Vienne. Quelques années plus tard, les nazis brûleront la plupart des copies du film.

IRS Hirschfeld 1930
Le 1er juillet 1919, Hirschfeld ouvre à Berlin son "Institut pour la Recherche Sexuelle" (IRS). Durant les dix années suivantes, l'Institut de Hirschfeld va rassembler sous son toit la plus grande collection d'archives traitant de l'amour entre hommes jamais réunie: plus de 20'000 ouvrages (des documents anthropologiques, médicaux, légaux, sociaux), et quelques 35'000 photos. L'Institut emploie quatre médecins et de nombreux assistants, qui donnent des consultations en tout genre, de l'avortement aux maladies vénériennes, en passant par l'homosexualité.
Hirschfeld va lui-même continuer à publier d'innombrables ouvrages, tout en oeuvrant inlassablement pour l'abrogation du §175. Il publie notamment en 1919 L'homosexualité chez les hommes et les femmes, ouvrage de plus de mille pages dans lequel il affirme notamment que 90% de la population allemande voterait en faveur de l'abolition du §175 si elle était bien informée sur le sujet.

En 1920, le IRS de Hirschfeld s'associe avec la revue Der Eigene d'Adolf Brand et L'Association Allemande de l'Amitié pour donner encore plus de poids à la lutte contre la pénalisation de l'homosexualité. Puis, en 1921, Hirschfeld organise la première Conférence mondiale pour la réforme sexuelle. Peu après, il mettra sur pied avec l'aide de Havelock Ellis et du médecin suisse August Forel (1848-1931) la Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle, une organisation qui comptera jusqu'à 130'000 membres dans le monde entier à la fin de la décennie.

L'Allemagne s'affirme alors comme le centre de l'émancipation homosexuelle en Europe et comme l'unique pays qui dispose d'une structure communautaire drainant des milliers de personnes se reconnaissant homosexuelles, avec des revendications politiques. Grâce à l'Institut de Hirschfeld et à sa Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle, la lutte contre la pénalisation de l'homosexualité devient une cause pour laquelle des personnalités s'engagent. Un dialogue avec les autorités s'établit.

Photo IRS Hirschfeld
En 1922, Hirschfeld remet sa pétition sur le métier. Il obtient plus de 6'000 signatures, dont celles de Albert Einstein, Léon Tolstoï, Hermann Hesse, Rainer Maria Rilke, Stefan Zweig, Thomas Mann, Emile Zola, Richard von Krafft-Ebing, Sigmund Freud, ou Max Brod, pour ne citer que les plus célèbres. Le Reichstag débat une nouvelle fois de ce texte qui demande l'abolition du §175, mais la demande essuie un nouveau revers.
En parallèle, la libéralisation des mœurs s'accentue et la tolérance sociale gagne du terrain dans les centres urbains, surtout parmi les milieux favorisés. Très vite émerge une "scène" homosexuelle: les hommes qui aiment les hommes disposent de nombreux lieux de rencontre spécifiques, bars, clubs, dancings, où ils peuvent se retrouver en toute sécurité. A la fin des années 1920, on dénombre non moins de 300 bars et lieux de rencontre à tendance homosexuelle dans la seule ville de Berlin. Les gens viennent de toute l'Europe tenter leur chance et goûter aux charmes de la capitale allemande. Les terribles souvenirs de la guerre et l'image militariste prussienne succombent à la modernité. Berlin devient un bouillonnant centre avant-gardiste - Paris ou New York et leurs bals de folles font pâle figure à côté des nouveaux courants artistiques, de l'échange intellectuel, et des nouvelles formes de vie qui sont possibles dans la capitale allemande. La police des mœurs desserre son étau et n'observe plus que les mineurs et la prostitution.

On assiste à l'affirmation d'une certaine culture homosexuelle: techniques de drague particulières (parcs, ports), goût pour l'uniforme, apparition du style "camp" (travestissement , humour, flamboiement) . Dans les kiosques, plusieurs magazines à caractère homoérotique sont vendus ouvertement, parmi lesquels Der Eigene d'Adolf Brand, ou Querschnitt. Un théâtre se spécialise même dans les pièces à thème homosexuel. Afficher un côté bisexuel, côtoyer lesbiennes et homosexuels devient à la mode. Une véritable conscience homosexuelle apparaît. Par le biais des arts et du spectacle, mais aussi par le travail politique de Magnus Hirschfeld, la société est confrontée de manière croissante à la thématique homosexuelle.
3. Des homosexuels toujours dans le placard

Même si après la guerre le mouvement d'émancipation de Hirschfeld a permis à une scène homosexuelle de voir le jour à Berlin et d'alléger le fardeau moral de bon nombre de personnes, il ne faut pas surestimer cette tolérance qui reste superficielle. Une vie sociale et culturelle est possible à Berlin pour une minorité de personnes seulement, et le fait de s'avouer homosexuel entraîne toujours dans la grande majorité des tracas familiaux, professionnels, voire juridiques. Les actes sexuels entre hommes demeurent punissables de prison, et le discours puritain de l'Eglise et de la presse ne tarit pas.



Stefan Zweig
Comme aujourd'hui encore, c'est toujours la sacro-sainte protection de la jeunesse qui est invoquée à l'encontre des homosexuels. D'autre part, les problèmes économiques et la rancœur de certains à propos de la défaite allemande annoncent l'émergence de groupuscules d'extrême droite menaçants. L'homosexuel reste en majorité pétrifié de peur et de honte dans son placard, à l'image du personnage de Stefan Zweig (1881-1942) dans la Confusion des sentiments . Paru en 1926, le roman de Zweig narre les tourments intérieurs d'un professeur passionnément amoureux de son élève. Gardant le secret sur l'objet de ses désirs, l'enseignant ne s'accordera que quelques nuits de débauche dans une grande ville, et passera à côté de son existence. Il n'osera donner qu'un unique baiser "sauvage et désespéré comme un cri mortel" à son amoureux, avant de le chasser à jamais de sa vue. Le romancier autrichien dresse un vibrant portrait de la passion qui ronge cet homme. Mais comme dans Mort à Venise quinze ans plus tôt, il n'y a pas d'issue heureuse à une telle destinée.
Un autre personnage, non fictif celui-ci, a fait l'expérience du placard et a été pris de remords tout au long de son existence: le philosophe Ludwig Wittgenstein. Né en 1889 à Vienne, il fait ses études à Berlin, puis à Cambridge, où en 1912 il fréquente la société homosexuelle secrète Les Apôtres. Wittgenstein est un original qui a dispersé un large héritage. On dit qu'à partir de l'âge de 23 ans il n'a plus jamais porté de cravate. Il a été tour à tour ingénieur, philosophe, maître d'école, jardinier, architecte et infirmier pendant la guerre. Il sifflotait des concertos entiers de Schubert (1797-1828), son compositeur favori - lui aussi amateur de garçons, mais moins refoulé que Wittgenstein.
Ludwig Wittgenstein
En été 1913, Wittgenstein fait un grand voyage en Norvège avec son jeune ami de Cambridge David Pinsent. En 1914, bien qu'il soit réformé, Wittgenstein rentre en Autriche et s'engage dans les rangs de l'armée. Pendant la guerre, il rédige un journal secret. Bien qu'il ait ordonné de détruire tous ses carnets de notes, une inadvertance a fait qu'il en est resté deux, publiés en 1961. Wittgenstein note le 13 août 1916: "Je suis encore en train de lutter contre ma mauvaise nature". Comme Louis II de Bavière, Thomas Mann, ou tant d'autres, Wittgenstein a conscience d'avoir un "problème", d'être une erreur de la nature. Il lutte contre ses penchants, peinant à trouver son bonheur dans un monde oppressant. Après la guerre, il finit son fameux Tractatus Logico-Philosophicus, qu'il publie en 1921 - et qu'il dédie à son ami David Pinsent -, ouvrage dans lequel il élabore sa théorie du doute radical, et notamment sa volonté de distinguer le langage, qui décrit la réalité du monde, du discours, qui cherche à en tirer les règles. Toute sa vie, il lutte contre ses penchants homosexuels, mais, revenu à Cambridge en tant que professeur, il s'entoure de jeunes intellectuels avec lesquels il a des relations platoniques. Johnston affirme que Wittgenstein s'habille de façon extravagante et qu'il est "un vieux garçon" qui aime citer sa femme de chambre et raconter des histoires de cow-boys, mais ne fait aucune allusion à son attirance pour les hommes. Pourtant, Wittgenstein a des aventures avec des jeunes voyous dans les pubs de Londres ou dans les jardins du Prater. Le conflit permanent entre morale et pulsions le mène au bord du suicide. Wittgenstein réfute la psychanalyse car il s'oppose au principe que le langage, si cher à Freud pour la cure, puisse ramener à l'inconscient. Mais on sait par le truchement de sa sœur qui est une patiente de Freud, qu'il demande au professeur d'interpréter ses rêves où les "bâtons et les serpents" sont une obsession récurrente. On ne connaît ni épouse ni aventures féminines à Wittgenstein. Son exécutrice testamentaire, le professeur Jean Elizabeth Anscombe, du Trinity College de Cambridge, s'est pourtant insurgée lorsqu'on a publié des extraits de son journal secret dans revue italienne en 1986, des révélations sur la vie privée du philosophe qu'elle a jugées "contraires à l'éthique du monde de la culture".
4. La montée du national-socialisme et le début de la persécution

Dans les années d'après-guerre, beaucoup de gens, amers de la défaite allemande (1,7 million de morts, 4 millions de blessés), ont commencé à chercher des explications à la déroute de l'armée du Kaiser. L'affaire Eulenburg était encore dans les esprits, et les boucs émissaires étaient tout trouvés: au côté des Juifs, les homosexuels étaient eux aussi responsables du déshonneur du pays. L'inflation galopante et la crise économique font que de nombreux groupes paramilitaires se forment, tous plus extrémistes les uns que les autres. Si d'un côté l'émancipation homosexuelle s'accroît en Allemagne, de l'autre un nouveau mouvement s'affirme avec toujours plus de vigueur et de brutalité: le national-socialisme. Les chemises brunes et les croix gammées se font de plus en plus visibles dans le pays et s'en prennent à des minorités choisies: en particulier les juifs et les homosexuels.
En 1921, Magnus Hirschfeld est agressé par une bande nazie à la sortie d'une conférence à Munich. Il est roué de coups et laissé pour mort dans la rue. A Vienne, le 4 février 1923, un groupe paramilitaire d'extrême droite attaque une réunion d'homosexuels à laquelle participe Hirschfeld. Les sympathisants nazis tirent sur le public et blessent des dizaines de spectateurs.
Jeunesses hitlériennes
De manière de plus en plus virulente, les nazis font entendre leur point de vue, en affirmant que Berlin est devenue un centre de dépravation et de corruption, une ville contrôlée par les Juifs et les pervers. L'Institut de Hirschfeld est assimilé à une maison de prostitution, une boîte de travestis et à un centre de pourriture et de débauche.
Une sordide affaire criminelle va saper le travail de Hirschfeld et durablement marquer les esprits: en 1924 est arrêté à Hanovre Fritz Haarmann, un homosexuel qui avoue pas moins de 127 meurtres de jeunes hommes. Haarmann était un déséquilibré mental qui découpait ses victimes en morceaux. La presse en fait immédiatement un démon et il en résulte un violent regain de haine contre les homosexuels parmi le public. Véritable désastre pour les efforts de dépénalisation de Hirschfeld, l'affaire Haarmann va réinstaurer en quelques jours dans les esprits populaires des préjugés négatifs sur les homosexuels.
Malgré cette néfaste affaire, Hirschfeld poursuit sa lutte politique année après année. Mais le parti national-socialiste prend du poids et s'attaque aux efforts du docteur berlinois. Juif, socialiste et homosexuel, il est le bouc émissaire rêvé. Lorsqu'en 1929, juste avant la crise économique, Hirschfeld est sur le point d'obtenir enfin l'abrogation du §175 après avoir réuni une commission parlementaire formée par les Sociaux-démocrates et les Communistes ayant voté en faveur de la dépénalisation, le journal officiel de Hitler, le Völkischer Beobachter, écrit: "Nous vous félicitons, Monsieur Hirschfeld, de votre victoire au Parlement. Mais ne croyez pas que nous Allemands allons tolérer ces lois un seul jour après notre arrivée au pouvoir. Parmi les nombreux mauvais instincts de la race juive, il y en a une de particulièrement pernicieuse qui a à voir avec les relations sexuelles. Les Juifs font la propagande des relations sexuelles entre frères et sœurs, entre hommes et animaux, et entre hommes et hommes. Nous les Nationaux-Socialistes nous les démasquerons et les condamnerons bientôt par la loi. Ces efforts ne sont que de vulgaires crimes pervers et nous les punirons par le bannissement et la pendaison." A la fin de 1929, juste après le crash boursier, le parti National-Socialiste rafle 107 sièges au Reichstag et empêche toute réforme légale . Les nazis ne tarderont pas à mettre leurs menaces à exécution.
Le 30 janvier 1933, Hitler accède à la Chancellerie. Le 23 février, soit trois semaines après leur prise de pouvoir, les nazis déclarent les associations et les publications homosexuelles illégales. Les bars homosexuels de Berlin sont fermés par la police. Le 7 mars, Kurt Hiller, le directeur de l'Institut pour la Recherche sexuelle est arrêté et déporté au camp de concentration de Oranienburg.

Le 6 mai 1933, l'Institut pour la Recherche Sexuelle de Hirschfeld est vandalisé par les jeunesses hitlériennes. Venus par dizaines dans des camions, accompagnés par une fanfare pour ameuter la foule, les jeunes nazis détruisent tout ce qu'ils peuvent. Deux jours plus tard, 20'000 livres et des milliers de photographies sont brûlés lors d'une cérémonie publique sur la place de l'Opéra. Le buste de Hirschfeld est brûlé, ainsi qu'un portrait de Freud.

Berlin, 6 mai 1933
Par chance, Magnus Hirschfeld se trouve en tournée à l'étranger lors de l'accession au pouvoir de Hitler. Impuissant, il assiste à la destruction de son institut depuis la Suisse. Il ne reviendra jamais en Allemagne. Quelques temps plus tard, il s'installe à Nice et œuvre à la mise sur pied d'un centre similaire à son Institut pour la Recherche Sexuelle. Mais une déficience cardiaque l'emporte en 1935, le jour de ses 67 ans, après avoir, selon ses comptes, mené durant sa vie plus de 30'000 entretiens privés. Travailleur acharné, Magnus Hirschfeld cumule plus de 200 ouvrages, articles, pamphlets, livres, et études sur le thème de la sexualité.

Le nom de Magnus Hirschfeld apparaît plus de 70 fois dans ce travail. Mais il est surprenant de constater qu'il ne figure nulle part dans le Grand Larousse Encyclopédique, ni dans le Robert des noms propres, ni dans aucune autre encyclopédie, et qu'il est régulièrement oublié dans les ouvrages d'histoire traitant de cette période. Un homme qui a eu en son temps une renommée mondiale, et qui a à son actif certainement la carrière la plus impressionnante dans le domaine de la sexologie et de l'émancipation homosexuelle. Par contre, on trouve dans ces encyclopédies les noms de Gustav Hirschfeld, archéologue allemand né en 1817, Ludovic Hirschfeld, médecin polonais né en 1815, ou encore Christian Hirschfeld, naturaliste danois né en 1742.
5. La Suisse, dernier bastion de liberté pendant la dictature nazie

Faisant honneur au précurseur Heinrich Hössli, et se calquant sur le modèle berlinois, la Suisse alémanique est à partir de 1922 le théâtre de plusieurs initiatives visant à organiser les homosexuels entre eux et à lutter contre l'homophobie, bien que ce vocable n'existe pas encore. Après plusieurs revers, le Schweizerische Freundschafts-Bewegung (Mouvement suisse de l'amitié) est créé à Bâle et Zurich en 1931. Une fois n'est pas coutume, c'est une femme, Anna Vock (1885-1962), connue sous le pseudonyme de Mammina, qui est à la tête de l'association, dont sont membres de nombreuses lesbiennes. Une originalité sans doute due au fait que la plupart des cantons suisses, à l'inverse des autres États européens, punissent également les relations entre femmes.



Karl Meier
Peu après, l'organisation est rebaptisée Schweizerische Freundschafts-Verband (Association suisse de l'amitié). Le Damenclub Amicitia et l'Excentric-club de Zurich y participent, et ensemble ils lancent le premier magazine homosexuel de Suisse : Das Schweizerische Freundschafts-Banner (La Bannière de l'amitié), qui paraît le 1er janvier 1932.
En 1934, l'acteur Karl Meier, dit Rolf (1897-1974), apprend l'existence de la revue. Très vite, il s'y implique et publie de nombreux articles. Au fil des ans, les lesbiennes se retirent de l'organisation, et Karl Meier en devient le président, faisant de l'Association suisse de l'amitié un groupe entièrement masculin. En 1937, le journal est rebaptisé Menschenrecht (Droit de l'homme), avant de prendre son nom définitif en 1942 : Der Kreis (le Cercle). Karl Meier assure sa publication sans interruption pendant que la guerre fait rage alentour.
Le magazine a un petit nombre d'abonnés choisis, répartis dans de nombreux pays. Une édition en français paraît en 1943, et une en anglais en 1952. Der Kreis est la revue gay la plus influente au niveau mondial jusqu'à ce que sa publication cesse, en 1967. Ecrasé par la barbarie nazie, le mouvement d'émancipation homosexuelle allemand se retranche à Zurich durant les années 1930. Terre d'asile pour Magnus Hirschfeld de 1932 à 1933 et pour de nombreuses autres personnes, la Suisse est le dernier bastion de (relative) liberté pour les homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale et devient - par défaut - pour un temps le centre européen du mouvement de libération homosexuelle. Un mouvement pourtant encore bien timide et confiné à une quasi-clandestinité.
Der Kreis