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IX. DE LA BARBARIE NAZIE A LA RECONNAISSANCE LEGALE
 
1. L'horreur des camps de concentration

Entre 1939 et 1945, la dictature nazie règne sur l'Europe. Comme les Juifs, les Tziganes, les handicapés, les communistes, les catholiques, les témoins de Jéhovah, les nains, les épileptiques ou les sourds-muets, les homosexuels sont victimes de la barbarie nazie et déportés en masse dans les camps de concentration. Sous la houlette de Heinrich Himmler, des campagnes d'épuration sont menées au sein même des rangs SS et de la Hitlerjugend (Jeunesses hitlériennes). Dans les camps de la mort, de nombreux homosexuels meurent victimes de monstrueuses expériences "scientifiques" testées par les docteurs du IIIe Reich. Portant le triangle rose sur leur uniforme de prisonnier, entre 5'000 et 15'000 détenus homosexuels périssent derrière (ou parfois jetés contre) les barbelés des camps nazis. En France, le gouvernement de Vichy fait passer l'âge de consentement à 21 ans pour les relations homosexuelles, un décret qui se repris par l'administration De Gaulle à la Libération le 8 février 1945. Une Libération qui a un goût amer pour bon nombre d'hommes qui aiment les hommes: en effet, les homosexuels sont le seul groupe à qui a été déniée toute reconnaissance ou réparation à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une fois libérés des camps, certains homosexuels ont même été remis en prison pour débauche (voir l'interview de Pierre Seel).

Tableau Nazi
2. 1945-1968: l'Europe conservatrice, entre MacCarthysme et Stalinisme

Deux séries d'ordre se mettent en place après la Deuxième Guerre mondiale en Occident: l'approche soviétique, et l'approche républicaine puritaine américaine. Pendant 25 ans, les homosexuels subissent encore les foudres de la société tant à l'Est, sous les purges staliniennes qui voient périr des dizaines de milliers d'homosexuels en Sibérie, qu'à l'Ouest avec la chasse aux sorcières du sénateur MacCarthy aux Etats-Unis qui s'attaque aux homos avec autant de virulence qu'aux communistes.
La réaffirmation de la morale traditionnelle et la dénonciation des déviances est à l'ordre du jour. En Europe, certains groupes homosexuels se reforment à nouveau timidement, à l'image de l'association Arcadie, fondée par André Baudry, qui prône une discrétion absolue.
Les homosexuels sont contraints de vivre dans la honte et le secret: drague anonyme dans d'obscurs endroits, mariages de façade, hantise d'une dénonciation. Car la répression policière est présente. Au lendemain de la guerre, la nouvelle République fédérale allemande garde le §175 son le code pénal. Entre 1950 et 1965, pas moins de 45'000 condamnations sont prononcées. En comparaison, 9'375 personnes ont été jugées dans les 15 années de la République de Weimar. En Angleterre éclate en 1951 l'affaire des espions de Cambridge, Guy Burgess et Donald Maclean, accusés d'avoir livré des informations confidentielles à l'URSS, largement reprise par la presse, qui renforce l'idée que les homosexuels représentent un danger pour la nation.
Guy Burgess
En France, "l'amendement Mirguet", du nom du député qui le soumet au vote, est adopté par l'Assemblée nationale pour donner les moyens au gouvernement de combattre le "fléau social" qu'est l'homosexualité. Il faudra attendre l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand pour que la légalité complète des relations entre hommes soit rétablie dans l'Hexagone le 4 août 1982 (âge de contentement abaissé de 21 à 15 ans, comme pour les relations hétérosexuelles).
Dans les années 1950-1960, l'homophobie s'accentue encore par le discours médical qui avance ses théories de la déviance et prétend guérir l'homosexualité, les thérapies d'électrochocs étant, selon les docteurs auréolés de l'autorité de la science, un moyen très efficace pour convertir les homosexuels à l'hétérosexualité. Il faut attendre 1973 pour que l'American Psychiatric Association ôte l'homosexualité de la liste des maladies mentales, 1982 pour que le Ministre de la Santé l'imite en France, et le 1er janvier 1993 pour que l'Organisation Mondiale de la Santé fasse de même. Les théories de Krafft-Ebing et de Freud ont aujourd'hui encore beaucoup d'adeptes dans certains cabinets de psychiatres.
3. 1969-2002: de la libération homosexuelle à la reconnaissance légale

Ce n'est que suite aux contestations de Mai 68 en France et plus particulièrement aux émeutes de Stonewall à New York fin juin 1969 (lire l'article sur Stonewall) qu'un nouveau mouvement de libération homosexuelle refait surface, luttant pour une reconnaissance juridique et sociale de l'amour entre personnes de même sexe, donnant le coup d'envoi à la révolution sexuelle des années 1970. Depuis 1970, on célèbre à New York la Gay Pride, la fierté gay, qui s'est substituée à la honte. Un mouvement qui va gagner l'ensemble du monde occidental dans les années qui suivent, jusqu'à devenir de gigantesques rassemblements de centaines de milliers de gens dans les grandes villes d'Amérique du Nord, d'Australie et d'Europe. Il faut souligner ici le rôle essentiel joué par les mouvements féministes: début 1970, l'émancipation de la femme redéfinit les rôles sociaux et familiaux, et les revendications homosexuelles profitent largement de ce courant novateur. L'homophobie n'est-elle pas la petite sœur du sexisme?




Affiche de la première Gay Pride,
New York, 1970
Au niveau juridique, la dépénalisation des relations homosexuelles intervient en Angleterre en 1967. En 1969, c'est au tour de l'Allemagne de finalement ranger le tristement fameux §175 au placard. En Autriche, les relations homosexuelles sont décriminalisées en 1971, tout en stipulant un âge de consentement plus bas pour les relations hétérosexuelles (14 contre 18 ans). L'article 220 du code pénal autrichien qui punit la "promotion de l'homosexualité et de la bestialité" de six mois de prison n'est abrogé qu'à la fin de l'été 2002.
Dans le sillage de Mai 68 est créé en France le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire (FHAR). En Suisse, il faut attendre le milieu des années 1970 pour voir apparaître le Groupe Homosexuel de Genève (GHOG) et le Groupe Homosexuel Lausannois (GHL), ouvrant ainsi l'ère de la visibilité. Les publications et les actions médiatiques de cette poignée de visionnaires marquent un important tournant dans le travail de conscientisation de la population, et le début des revendications politiques et sociales, préparant le terrain aux victoires futures. Ils doivent affronter non seulement l'homophobie au quotidien, mais aussi les attaques émanant d'homosexuels qui prônent la discrétion et la non-revendication, à l'image du groupe lausannois Symétrie (pendant de l'association française Arcadie d'André Baudry). (Pour plus de détails, voir l'article Sept siècles d'histoire de l'homosexualité en Suisse)
L'apparition du virus du sida au début des années 1980 va contribuer de manière significative à une recrudescence du militantisme et de la visibilité homosexuels. Si la maladie ravage la communauté en tuant des milliers de gens, une véritable tragédie, elle permet aussi une médiatisation et engendre une solidarité qui soude le milieu gay et y associe des gens de l'extérieur.
Les revendications des gays et des lesbiennes commencent à trouver un écho: ce sont les pays scandinaves qui sont premiers à reconnaître la légalité des couples de même sexe. Le 1er octobre 1989, le Danemark instaure le partenariat enregistré pour les couples homosexuels, conférant ainsi l'égalité des droits par rapport aux couples hétérosexuels, à l'exception notable de l'adoption d'enfants. Au début des années 1990, la Suède et la Norvège emboîtent le pas à leur voisin. L'Islande fait de même en 1997, octroyant elle le droit d'adopter l'enfant du conjoint. Puis, après des débats plus que houleux et des manifestations homophobes de grande envergure, la France adopte le Pacte d'action civile et de solidarité (PACS) en octobre 1999, qui confère des droits limités aux couples de même sexe. L'Allemagne fait de même en instaurant un partenariat en août 2001, confirmé par le tribunal constitutionnel de Karlsruhe en août 2002 suite à une action légale de contestation des milieux conservateurs. Les Pays-Bas, qui quant à eux reconnaissent déjà les couples gays et lesbiens depuis quelques années, vont au début 2002 jusqu'à autoriser les homosexuels à se marier et à adopter des enfants. En Suisse, le canton de Genève fait office de pionnier en adoptant un PACS en février 2001. Zürich ne tarde pas à suivre: le 22 septembre 2002, par 63% de oui, les Zürichois acceptent l'instauration d'un contrat de partenariat au niveau cantonal. Quant à la Confédération, elle est en passe de légiférer en la matière: une loi sur le partenariat devrait voir le jour d'ici 2003 ou 2004.
4. Et maintenant?

Si l'amour entre personnes de même sexe cesse aujourd'hui progressivement d'être vu comme un crime, un péché ou une maladie mentale en Occident, si la population démontre une acceptation progressive de la réalité gay, lesbienne et bisexuelle, le combat pour la reconnaissance sociale et juridique est loin d'être terminé. Il demeure très difficile d'infléchir la courbe dessinée par plusieurs siècles de conditionnement hétérosexiste et de nombreux irréductibles bastions conservateurs subsistent. L'homophobie est toujours institutionnalisée à de nombreux niveaux, notamment dans le domaine de l'éducation, et la censure et la répression continue de sévir à travers le monde.

Quelques pays européens punissent encore actuellement les relations entre personnes de même sexe de peines de prison: Chypre, la Bosnie, la Serbie et la Roumanie, où la loi est appliquée de façon stricte (5 ans de réclusion). Même en Europe centrale, une fois sorti du cadre urbain, il reste difficile de vivre son amour pour une personne du même sexe ouvertement. Ailleurs dans le monde, plus de cent pays criminalisent encore l'amour entre personnes de même sexe. Nombre d'entre eux, de l'Arabie Saoudite à l'Iran, en passant par l'Egypte, l'Irak, le Soudan, ou Zimbabwe prévoient la prison, parfois la peine de mort. En Amérique du Sud, le machisme et la tradition catholique semblent inébranlables.

Encore fortement réprimé, l'amour homosexuel n'a pourtant jamais été aussi visible et accepté qu'en ce début de XXIe siècle. Puisse le mouvement d'ouverture gagner chaque jour encore des esprits. Car dans la dérive sécuritaire de l'après-11 septembre, la morale chrétienne, sexiste et impérialiste distillée par l'administration Bush, la politique de fer de Vladimir Poutine en Russie, l'Italie fascisante de Berlusconi, les pleins pouvoirs au régime conservateur de Chirac et les 20% d'électeurs d'extrême droite en France, la montée des partis politiques de droite en Autriche, au Danemark et ailleurs, ou encore l'intégrisme islamique qui gangrène de trop nombreux pays, associés à l'instabilité économique et l'explosion démographique, sans parler des guerres qui ravagent la moitié de la planète, la situation politique et sociale ne laisse rien présager de bon pour les minorités sexuelles, ni pour personne. L'Histoire suit son cours.