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Sept siècles d’histoire de l’homosexualité en Suisse

De la mise au bûcher à la reconnaissance légale

Article paru dans le Dictionnaire de l’homophobie (dir. Louis-Georges Tin), Presses Universitaires de France, Paris, 2003, et dans le Dictionnaire des Cultures Gays et Lesbiennes (dir. Didier Eribon), Editions Larousse, Paris, 2003


Depuis sa création en 1291, la Suisse ne reconnaît qu’une seule forme d’union conjugale: le mariage entre un homme et une femme. Comme partout ailleurs en Europe à l’époque médiévale, c’est la loi de l’Eglise chrétienne et l’ancestral système patriarcal qui régissent la société helvétique. Les relations entre personnes de même sexe sont considérées comme un crime, comme en témoigne la mise au bûcher pour sodomie du chevalier von Hohenberg et de son valet devant les portes de la ville de Zurich en 1482. Lorsque la Réforme protestante s’installe, au fil des XVIe et XVIIe siècles, les “actes contre nature” sont toujours sévèrement punis: ainsi, entre 1555 et 1670, dans la Genève de Calvin, on recense plusieurs exécutions d’hommes et de femmes pour ce motif, par décapitation, pendaison ou noyade.

La Révolution française, puis l’occupation de l’est et du sud du pays par les troupes napoléoniennes vont, grâce à l’application du Code Napoléon, entraîner une dépénalisation des relations entre personnes de même sexe dans les régions de Genève, Vaud et du Valais, ainsi que dans le Tessin, alors que la plupart des cantons alémaniques continuent de punir ces actes d’un à quatre ans de prison. Il faut attendre la promulgation du nouveau Code pénal fédéral en 1942 pour que les relations entre personnes de même sexe ne soient plus punissables à l’échelon national. Ce qui ne signifie pas pour autant que les institutions politiques et la morale religieuse cessent de distiller de l’homophobie à tous les échelons de la société.

Heinrich Hössli, un pionnier du mouvement de libération homosexuelle

C’est le Glaronnais Heinrich Hössli (1784-1864) qui est à l’origine du mouvement de libération homosexuelle en Suisse. Hössli, styliste respecté dans le monde de la mode féminine, publie en 1836 à Glaris le premier volume d’Eros, die Männerliebe der Griechen (Éros, l’Amour entre hommes chez les Grecs), un ouvrage qui retrace l’histoire des relations amoureuses masculines dans les domaines de l’éducation, la littérature et la législation, de la Grèce antique au début du XIXe siècle. L’ouvrage de Hössli est le premier livre de l’époque moderne à défendre sans détour l’amour entre hommes, à retracer quelques aspects de l’histoire sciemment oubliés ou falsifiés, et, sans la nommer encore, à condamner une certaine forme d’homophobie; de plus, il va avoir un impact considérable sur l’autre grand précurseur du mouvement de libération homophile européen, l’Allemand Karl Heinrich Ulrichs.

Alors qu’à l’aube du XXe siècle apparaissent en Allemagne les premiers mouvements sociopolitiques de libération homosexuelle, la Suisse alémanique est à partir de 1922 le théâtre de plusieurs initiatives visant à organiser les homosexuels entre eux et à lutter contre l’homophobie, bien que ce vocable n’existe pas encore. Après plusieurs revers, le Schweizerische Freundschafts-Bewegung (Mouvement suisse de l’amitié) est créé à Bâle et Zurich en 1931. Une fois n’est pas coutume, c’est une femme, Anna Vock (1885-1962), connue sous le pseudonyme de Mammina, qui est à la tête de l’association, dont sont membres de nombreuses lesbiennes. Une originalité sans doute due au fait que la plupart des cantons suisses, à l’inverse des autres États européens, punissent également les relations entre femmes. Peu après, l’organisation est rebaptisée Schweizerische Freundschafts-Verband (Association suisse de l’amitié). Le Damenclub Amicitia et l’Excentric-Klub de Zurich y participent, et ensemble ils lancent le premier magazine homosexuel de Suisse : Das Schweizerische Freundschafts-Banner (la Bannière de l’amitié), qui paraît le 1er janvier 1932.

Un des derniers bastions de liberté pendant la barbarie nazie

En 1934, l’acteur Karl Meier, dit Rolf (1897-1974), apprend l’existence de la revue. Très vite, il s’y implique et publie de nombreux articles. Au fil des ans, les lesbiennes se retirent de l’organisation, et Karl Meier en devient le président, faisant de l’Association suisse de l’amitié un groupe entièrement masculin. En 1937, le journal est rebaptisé Menschenrecht (Droit de l’homme), avant de prendre son nom définitif en 1942: Der Kreis (le Cercle). Karl Meier assure sa publication sans interruption pendant que la guerre fait rage alentour. Le magazine a un petit nombre d’abonnés choisis, répartis dans de nombreux pays. Une édition en français paraît en 1943, et une en anglais en 1952. Der Kreis est la revue gay la plus influente au niveau mondial jusqu’à ce que sa publication cesse, en 1967. Ecrasé par la barbarie nazie, le mouvement d’émancipation homosexuelle allemand se retranche à Zurich durant les années 1930. Terre d’asile pour Magnus Hirschfeld de 1932 à 1933 et pour de nombreuses autres personnes, la Suisse est le dernier bastion de (relative) liberté pour les homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale et devient – par défaut – pour un temps le centre européen du mouvement de libération homosexuelle. Un mouvement pourtant encore bien timide et confiné à une quasi-clandestinité.

Amorce de changement, début de la visibilité

Malgré un système démocratique réputé pour son respect et son intégration des minorités, la Suisse campe encore sur de nombreuses positions traditionnelles, voire archaïques. Ainsi, il faut attendre 1971 pour que les citoyens consentent à accorder le droit de vote aux femmes, ce qui en dit long sur l’enracinement des valeurs patriarcales, et partant, sur les rôles sociaux dévolus à l’homme et à la femme. Le sexisme, et sa sournoise progéniture l’homophobie, ont la dent dure.

Les mouvements de libération homosexuelle créés avant la Deuxième Guerre mondiale s’étant éteints avec leurs fondateurs, il faut attendre le milieu des années 1970 pour voir apparaître, dans la mouvance du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) français, le Groupe Homosexuel de Genève (GHOG) et le Groupe Homosexuel Lausannois (GHL), ouvrant ainsi l’ère de la visibilité. Les publications et les actions médiatiques de cette poignée de visionnaires marquent un important tournant dans le travail de conscientisation de la population, et le début des revendications politiques et sociales, préparant le terrain aux victoires futures. Ils doivent affronter non seulement l’homophobie au quotidien, mais aussi les attaques émanant d’homosexuels qui prônent la discrétion et la non-revendication, à l’image du groupe lausannois Symétrie (pendant de l’association française Arcadie d’André Baudry). Ces groupes romands vont rapidement s’associer aux associations gays alémaniques de Bâle, Berne, Lucerne, Saint-Gall et Zurich pour donner naissance à la Coordination Homosexuelle Suisse (CHOSE).
Le 23 juin 1979 a lieu la première “Journée fédérale de libération homosexuelle” à Berne. Trois cents personnes se rassemblent pour commémorer les dix ans des émeutes de Stonewall et pour revendiquer un âge de consentement égal pour tous, la suppression des fichiers de police recensant les homosexuels et la reconnaissance légale des couples gays et lesbiens. En 1982 est fondée l’association genevoise Dialogai, qui vise à créer un espace de dialogue et d’entraide pour les homosexuels et à lutter contre l’homophobie; suivent en 1983 l’Organisation suisse des enseignants et éducateurs homosexuels (OSEEH), en 1985 l’Aide suisse contre le sida (ASS), en 1989 l’Organisation suisse des lesbiennes (OSL), et enfin en 1993 l’antenne gay suisse Pink Cross, association faîtière nationale qui fait de la reconnaissance légale des couples homosexuels son principal cheval de bataille. En 1992, l’article 194 du Code pénal, qui stipulait un âge de consentement plus élevé pour les relations homosexuelles que pour les hétérosexuelles (dix-huit ans contre seize ans), est abrogé en votation populaire, établissant l’égalité de tous en matière sexuelle.

Aux portes de la reconnaissance légale

Dès le milieu des années 1990, des pétitions sont lancées au niveau national pour obtenir la reconnaissance légale des couples homosexuels. En 1998, une initiative parlementaire d’un député de droite genevois, Jean-Michel Gros, préconise l’adoption d’un partenariat enregistré au niveau national. Un projet de loi est actuellement en cours d’élaboration, sur lequel le peuple suisse sera amené à voter d’ici deux ou trois ans. Parallèlement, la nouvelle Constitution suisse, entrée en vigueur le 1er janvier 2000, interdit toute discrimination fondée sur le mode de vie, sans pour autant nommer expressément l’orientation sexuelle ou l’homophobie.

En 2001, Genève adopte une loi sur le partenariat, une reconnaissance surtout symbolique puisque limitée au droit cantonal. Emboîtant le pas à Zurich, qui accueille son Christopher Street Day depuis plusieurs années déjà, des Lesbian and Gay Pride rassemblant des dizaines de milliers de personnes sont organisées chaque été à partir de 1997 dans différentes villes romandes. Puis, première mondiale, en juin 2001, un chef d’État en exercice, le président de la Confédération Moritz Leuenberger, prononce un discours de soutien devant des milliers de personnes lors du Christopher Street Day de Zurich. Au même moment éclate un scandale qui déclenche une vague d’indignation sans précédent dans le pays: la publication d’une page violemment homophobe dans un quotidien régional par un groupuscule religieux d’extrême droite après l’annonce de la tenue d’une Gay Pride dans le très catholique canton du Valais. La manifestation se solde par un franc succès, un immense écho médiatique et la mise au ban quasi-unanime des intégristes homophobes. Une affaire qui résume le regard que porte la majorité des Suisses sur l’amour entre personnes de même sexe en ce début de XXIe siècle: bien que subsistent quelques irréductibles bastions homophobes, et bien qu’il demeure difficile d’infléchir la courbe dessinée par plusieurs siècles de conditionnement hétérosexiste, la population démontre une acceptation progressive de la réalité gay, lesbienne et bisexuelle.

Stéphane Riethauser


Bibliographie

  1. HERZER, MANFRED, (dir.), Goodbye to Berlin? 100 Jahre Schwulenbewegung, catalogue d’exposition, Berlin, Rosa Winkel, 1997.
  2. HOGAN, STEVE, et HUDSON, LEE, Completely Queer, The Gay and Lesbian Encyclopedia, New York, Henry Holt, 1998
  3. HÖSSLI, HEINRICH, Eros, Die Männerliebe der Griechen, Band I, Glarus, 1836, Band II, St-Gallen, 1838; Berlin, reprint Bilbliothek Rosa Winkel, 1996
  4. SCHÜLE, HANNES, Homosexualität im Schweizer Strafrecht, Berne, 1984
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